10. Fonds marins

The Shivah

En quête d’identité

La récente réédition de The Shivah (sorti la première fois en 2006), le point & click de Dave Gilbert, peut être l’occasion d’une réflexion sur le statut du judaïsme dans les jeux vidéo. Sans s’avancer beaucoup, on peut affirmer que The Shivah, par sa thématique centrée autour de la foi juive, a tout du jeu pionnier. Mais il est plus que cela. Il peut être dit le premier jeu à aborder une thématique confessionnelle sans avoir à être lui-même qualifié de jeu confessionnel. Reposant sur l’identité juive de son auteur, il ne doit pas pour autant être considéré comme un jeu juif, appartenant au genre des religious video games.

En septembre 2013, le site américain Kill Screen consacrait un article à l’identité juive dans les jeux vidéo. Un sujet moins surprenant qu’il n’y paraît pour peu que l’on soit conscient que le jeu vidéo participe de la sphère pluriréférentielle de la pop culture. Et c’est d’ailleurs à partir de cette perspective que Kill screen introduisait son article. La question est formulée en ces termes : existe-t-il à l’image de la série Seinfeld ou des films de Woody Allen, une influence de l’identité juive dans les jeux vidéo ? Cette question est posée à quatre acteurs juifs de ce domaine dont Dave Gilbert, créateur de The Shivah et fondateur de Wadjet Eye Games.

La version 2006

Pour ces acteurs, aucun doute n’est permis. Leur rapport respectif au jeu vidéo n’est pas exclusif d’une certaine expérience juive. Pourtant, il est surprenant de constater qu’à l’exception de Dave Gilbert, les personnes interviewées lient leur expérience personnelle du judaïsme non aux éléments iconiques parfois présents dans les jeux vidéo (étoile de David, ménorah, kippa ou le patronyme de certains personnages), mais au gameplay lui-même. Sans avoir à convoquer ni les textes de la tradition juive (la Torah et le Talmud) ni les signes visibles du judaïsme (les objets rituels de la vie juive), certains gameplays autoriseraient selon eux le joueur à entrer en dialogue avec l’environnement de jeu – The Walking Dead et ses dilemmes moraux, Deus Ex et ses problèmes éthiques. Ce dialogue serait proche en cela du dialogue que le juif pratiquant entretient avec les textes de sa tradition, et qui exigent de lui une interprétation – certains commandements bibliques demandant une explication ou une clarification. Mais une telle mise en relation du jeu vidéo avec le judaïsme a ceci de problématique qu’elle substitue le champ très vague des valeurs morales à celui plus précis des références culturelles. S’interroger sur l’identité juive dans le jeu vidéo, c’est s’interroger avant tout sur l’existence d’une identité juive qui puisse être reconnue telle par des joueurs non-avertis. Deus Ex peut bien rejoindre, par ses enjeux éthiques, certaines discussions rabbiniques, il n’en demeure pas moins qu’il reste vierge de toute référence explicite au judaïsme.

Dave Gilbert

Pour Dave Gilbert, au contraire, la référence au judaïsme se doit d’être explicite. Comme il l’explique dans une interview donnée à IG magazine, ce n’est qu’après un séjour d’un an passé en Corée, isolé de son environnement new-yorkais, qu’il prend conscience d’être juif. Une fois rentrée aux États-Unis, il cherche à mettre en scène ce judaïsme. The Shivah est le produit de cette introspection personnelle. Mais loin d’être l’expression d’une affirmation religieuse exclusiviste – d’un retour (teshouva) au judaïsme —, ce point & click est bien plutôt l’expression d’une interrogation identitaire qui restera jusqu’à la fin du jeu en suspens. La figure que l’on incarne est celle du rabbin Russell Stone. Un rabbin plein d’amertume à l’égard des hommes et dont la foi en Dieu est plus que vacillante. Alors que celui-ci a accumulé les dettes afin de maintenir en vie une congrégation religieuse qui a d’ores et déjà perdu la plupart de ses membres, la police l’informe du meurtre d’un de ses anciens coreligionnaires et du fait que celui-ci lui a légué la somme de 10.000 dollars. Au lieu de se réjouir de sa bonne fortune, le rabbin Stone s’interroge sur les raisons d’un tel don. Il apparaît rapidement qu’il n’était pas en bon termes avec la victime et que celle-ci avait quitté la synagogue en raison du refus de Stone de célébrer son mariage avec une non-juive. C’est sur cette problématique religieuse que va se greffer une intrigue policière tournant autour d’une malversation financière interne à la communauté juive.

Celui qui joue à The Shivah découvre un univers encore inexploré du jeu vidéo ; un univers qui peut paraître aussi déroutant qu’un univers de fiction. Témoigne de cela, la scène d’ouverture du jeu qui catapulte le joueur au cœur d’une synagogue où résonnent les paroles de l’Adon Olam ("Seigneur du monde"), hymne venant clore l’office matinal du Shabbat. Les sous-titres qui accompagnent ces paroles chantées en hébreu ne sont que translittérées et non-traduites, ce qui renforce la désorientation du joueur. Il y a là de la part de Dave Gilbert, la volonté de faire ressentir l’altérité d’une identité juive qui ne se laisse pas réduire simplement à un message d’amour et de tolérance commun à toutes les religions. Ce choix de Gilbert se justifie, dans la mesure où l’intrigue du jeu est travaillée par le problème de savoir comment maintenir vivante une tradition religieuse qui possède ses propres règles au sein d’une société moderne et plurielle. La question du mariage mixte qui paraissait être au début du jeu un élément secondaire de l’intrigue prendra en ce sens au fur et à mesure du déroulement de celle-ci une importance de plus en plus grande jusqu’au climax final, où le rabbin Stone sera laissé seul face à sa conscience.

Par bien des aspects, The Shivah est un jeu sombre et mélancolique. Le problème de la théodicée, de la présence du mal dans le monde en contradiction avec la toute-puissance et la bonté de Dieu, est évoqué au début et à la fin du jeu. Son atmosphère un peu lourde est toutefois tempérée par des éléments humoristiques appartenant à une identité juive à la fois religieuse et séculière : celle des juifs new-yorkais dont la langue d’origine est le yiddish. Ainsi, l’auteur prend soin d’introduire dans l’inventaire du jeu un lexique des termes yiddish qui parsèment les échanges des personnages. Cette présence du yiddish alliée à la possibilité que le jeu offre au joueur de privilégier une "approche rabbinique" dans chacun des dialogues – approche qui consiste à répondre à une question par une question -, octroie une légèreté bienvenue au jeu.

The Shivah est un jeu remarquable par la complexité des questions traitées. Offrant une durée de vie très courte — 3 heures suffisent pour le terminer — et des énigmes pour le moins rudimentaires, il constitue néanmoins une véritable réflexion sur l’identité personnelle et les conditions d’appartenance à une communauté religieuse ; une réflexion qui laisse à chaque individu le soin de répondre la question qui se fait entendre à la fin du jeu : « You call yourself a Jew ? » Une question qui vaut pour tout un chacun, puisque applicable à n’importe quelle identité.

Il y a 7 Messages de forum pour "En quête d’identité"
  • FourWude Le 1er février 2014 à 15:59

    Eh bien, voilà qui est très intéressant. je n’avais jamais entendu parler de ce jeu, ni même de la problématique de l’identité personnelle dans le jeu vidéo. Merci pour cette découverte !

  • Le 2 février 2014 à 21:36

    Vous pouvez en apprendre encore davantage : il vous suffit de donner la valeur de votre choix à x dans la formule : "jeu video et x". Tout est possible (ou presque) !
    Je prepare moi-meme un papier sur "le jeu video et les recettes portugaises les plus fameuses" dont la these soutient que le jeu video alimentaire permet de prendre conscience des problemes identitaires des portugais venus vivre en France a partir des annees 1960.

  • Brokenail Le 2 février 2014 à 22:11

    Allez-vous cesser de me faire découvrir des jeux ?

  • Simon JB Le 3 février 2014 à 10:55

    J’adore le commentaire de " " ci-dessous et j’ai sincèrement hate de lire son futur papier ! Qu’attend MerlanFrit pour le publier ?

  • Steph Le 8 février 2014 à 18:01

    Simon, peut-être l’a-t-il déjà été ?

  • Le 12 février 2014 à 20:32

    Simon JB : Vous pouvez trouver l’article sur la cuisine portugaise sur www.interface-jv.fr

  • Billbis Le 3 mars 2014 à 11:13

    Tour d’abord, merci à Grégoire Boulanger pour ce superbe article, qui m’a en partie poussé à faire ce dont je vous parles ci-dessous.

    J’ai bien conscience de faire éhonteusement ma pub, alors sentez-vous libre d’effacer ce message.
    J’ai donc participé au concours mensuel de création de jeu vidéo avec Adventure Game Studio (le logiciel utilisé par Dave Gilbert) sur le thème ’Fictional Spirituality’. J’ai fait une sorte de non-religious religious game que vous pouvez trouver ici :
    http://www.adventuregamestudio.co.uk/site/games/game/1776/

    Alors bien sûr, ce n’est pas comparable avec le monument The Shivah, ce n’est que mon deuxième jeu, il a été fait en un mois, je suis amateur et je suis loin d’avoir le talent de Dave Gilbert, mais il intéressera peut-être certains d’entre vous en manque de jeux abordant la religion.

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