Le jeu de tous les jeux
Je suis sensible aux achievements. Aux succès, aux trophées, aux exploits, aux hauts faits, quel que soit le nom que vous leur donnez : bref, ces bons points qui surgissent à intervalles réguliers, saluant la progression du joueur comme les petites images distribuées par les instituteurs d’antan. J’aime à les voir se hisser dans le coin de l’écran, je consulte les conditions pour en obtenir toujours plus. Parfois même, je vais jusqu’à examiner la répartition de ces médailles dans l’ensemble des joueurs : combien d’entre eux ont battu ce boss ? quel proportion a terminé le jeu ? et moi, où en suis-je ?
Pour cet article, on restera sur le terme achievement et on s’appuiera sur le système mis en place par steam. Mais le principe doit s’appliquer à votre plate-forme ludique préférée.
Il y a des achievements de toutes sortes : le zélé qui félicite le joueur lorsqu’il ouvre une porte ou sort son flingue pour la première fois ; celui, plus sérieux, qui note simplement les passages les plus ardus ; plus hardcore, d’autres incitent à faire la même chose mais avec un bras dans le dos ; il y a le collectionneur, qui attend du joueur qu’il ratisse méthodiquement l’univers ludique à la recherche de tous ses items ; le rigolo enfin, aux conditions les plus absurdes. À partir de cet éventail, chaque jeu choisit son style. Team Fortress 2 récompense tout et n’importe quoi, les Paradox en ont fait un éventail de défis pour la plupart très ardus, tandis que le sobre the Witness ne récompense que ses deux fins.
Quel qu’il soit, l’achievement incarne une composante essentielle du jeu au sens large, qui manque justement au jeu vidéo, pratique essentiellement solitaire : la reconnaissance sociale. Obtenir un achievement, c’est la preuve que nous faisons partie d’un certain groupe de joueurs. Comme toute expérience culturelle, nous jouons à un jeu vidéo aussi parce qu’il nous rassemble. (Aurait-on l’envie d’essayer un jeu unique au monde, dont on serait certain d’être le seul joueur ? Peut-être, mais cela ajouterait une sensation étrange.)
Les achievements transcendent donc la solitude du joueur en une expérience commune ; y compris, et c’est là le tour de force, dans les jeux les plus narratifs, les plus solitaires. Pour tenter une analogie, c’est un peu comme s’il y avait des compteurs pour ceux qui auraient trouvé le coupable du Meurtre de Roger Ackroyd avant la fin, ou parviennent à regarder Funny Games sans jamais détourner le regard. En y réfléchissant, c’est exactement le genre de comparaison que l’on fait entre amis autour d’une bière ... le processus, ici, est donc naturellement automatisé.
Méta-arène
De la socialisation à la compétition, il n’y a qu’un clic. Celui qui permet de constater que telle action précise a été également réalisée par un pourcentage des joueurs. Que 50.7% des joueurs de Skyrim ont acheté une maison, ou 21.6% ont terminé le mode histoire de GTA5, à la date d’écriture de cet article. Encore une fois, il est humain de se comparer aux autres. Consulter ces ratios est aussi un moyen de se rassurer en se sachant dans la norme, voire de s’auto-satisfaire lorsque l’on se retrouve un peu plus au-dessus.
Notons bien qu’il aurait été possible de remplacer la compétition par la coopération. On pourrait imaginer une jolie médaille pour tous, si la condition — battre un boss donné, par exemple — était remplie, mettons, par un million de joueurs différents. En leur temps, certains MMOs ont choisi de telles méthodes. Mais ici, non. L’homme — ou tout au moins la culture occidentale et essentiellement orientée vers un public masculin — préfère l’affrontement social.
Changement de stratégie
Quelle que soit la motivation exacte, le principal est que les achievements ont le pouvoir de changer notre façon de jouer. À partir du moment où un premier achievement s’affiche sur mon écran, je vais régulièrement en cours de jeu regarder où j’en suis. Et il m’est très difficile d’accepter de quitter un jeu tant que je n’y ai pas obtenu au moins les achievements médians, c’est-à-dire ceux obtenus par plus de 50% des joueurs.
Jusqu’à cet objectif et par la suite, mon comportement va dévier par rapport à mon expérience "nue", c’est-à-dire sans la motivation d’attraper quelques médailles de plus. Ce n’est pas systématique ; tout est une question de mon évaluation de l’effort supplémentaire à fournir. Dans mon cas personnel, j’abandonne assez rapidement les achievements qui consiste à collectionner tous les objets d’un type donné, leur préférant ceux qui rajoutent un petit cran de difficulté.
J’ai beau me sentir un peu honteux de fonctionner avec une carotte aussi primitive, il faut bien reconnaître qu’elle fonctionne. Peut-être n’aurais-je pas osé tenter Pillars of Eternity en mode "expert", si je n’avais pas consulté la page des achievements au préalable et constaté que finir le jeu ainsi m’incluait dans une élite de joueurs ; je n’aurais pas non plus essayé d’affronter les terribles mechas de Brigador à bord d’un tuk-tuk ; peut-être n’aurais-je pas eu la même motivation à finir tous les Zachtronics. Or, dans ces cas, j’ai beaucoup apprécié l’expérience pour elle-même : la conscience de l’achievement incite à varier les expériences, et enrichit possiblement le gameplay.
On comprend donc l’intérêt que les studios ont à ajouter de tels trophées pour un coût de développement minime. Dans le pire des cas, ils ne servent à rien ; dans le meilleur, ils accrochent le joueur et augmentent la durée de vie, jusqu’à peut-être donner une deuxième chance à un titre qui manquerait de motivation intrinsèque. Avec le risque, toutefois, que le méta-jeu de l’achievement empiète trop sur le gameplay originel du jeu. Car les mécanismes psychologiques en jeu, trop primaires, ne sont pas forcément contrôlables. On n’est pas si loin des systèmes addictifs dont Hearthstone était l’exemple-type : habitude, micro-plaisir, récompense.
Astats ira, ça ira, ça ira
De jeu en jeu, votre réseau social vidéoludique favori affiche les dernières réussites de vos amis-contacts, incitant à rejoindre leur jeu pour s’y comparer. Et puisqu’il est tentant d’agglomérer tous ces résultats en un seul indicateur, des systèmes comme AStats ou TrueSteamAchievements attribuent à chaque achievement une valeur numérique, que l’on peut sommer et trier pour obtenir un classement général de tous les joueurs dans l’absolu. Sur AStats, la formule exacte de distribution des points reste obscure, ce qui est probablement volontaire. Mais on voit grossièrement le principe : on divise la taille de la population ayant obtenu n’importe quel achievement du jeu par par le nombre de ceux ayant obtenu l’achievement en question. Plus il est difficile, moins nombreux sont ceux qui l’obtiennent, plus cela fait de points. Ceux qui complètent tous les achievements d’un jeu obtiennent également quelques points bonus.
Ce genre de calcul n’est pas endossé par Steam lui-même, car il est évidemment biaisé. La distribution des achievements est simplement trop hétéroclite. La formule adoptée arrange les jeux ayant choisi de récompenser un peu n’importe quoi, et désavantage ceux qui sont avares de compliments, comme The Witness dont on parlait plus haut. En réalité, quel que soit le calcul, il y aura toujours des petites failles dans un tel système.

Comme vous m’êtes sympathiques, je vous donne d’ailleurs ma propre martingale : Train Simulator. C’est un jeu que beaucoup possèdent, parce qu’il est souvent passé en promotion. La plupart des joueurs lancent une ou deux parties, cochent un des achievements de base, déraillent ou brûlent un feu rouge, et s’arrêtent là. Très rares sont ceux qui vont jusqu’à acheter des DLCs à 30€ pièce et terminer chaque scénario en respectant religieusement le code du cheminot — ce qui m’arrive à mes temps perdus ; chacun ses vices. Il y a donc beaucoup de joueurs en tout, mais dont très peu décrochent la plupart des quelque mille achievements disponibles, qui valent donc un maximum de points.
Qu’importe que cette quête semble absurde. Oui, il peut paraître dommage de perdre complètement de vue le jeu originel pour quelques médailles, notamment en ce qui concerne les jeux narratifs ; ou pire, les puzzles, dont il suffit de recopier la solution trouvée sur internet. Un chasseur d’achievements interviewé par PCGamer le dit : c’est une barrière que l’on franchit soudainement. Toute la question est de déterminer lequel, du jeu ou du méta-jeu, nous importe le plus. Chacun fera son propre tri.
Image-titre : détail de l’illustration pour L’Homme des Jeux de Iain M. Banks.
Vos commentaires
Saib # Le 20 juillet 2017 à 15:49
Ce qui m’inquiète, en temps que joueur solo détestant la compétition et ne prêtant pas trop attention aux achievements (en dehors de la micro-récompense sonore et visuelle), c’est de savoir que cela va compter pour certain de mes contacts et qu’ils vont se comparer à moi.
Je fuis les jeux multi et la compet’, mais au final je fais partie d’une compétition dont j’ignore l’existence. Joie ! Bon après libre à moi d’en faire abstraction mais si je déteste l’aspect compétitif c’est justement que je n’arrive pas à l’ignorer, que ça m’apporte de l’anxiété.
Un autre phénomène curieux concerne les sites et forums spécialisés sur les achievements, je trouve ça assez dingue. Je n’ai pas de jugement négatif, mails c’est marrant de constater que cela peut devenir une fin en soi, le méta-jeu prend le dessus sur le jeu. Le paroxysme : des joueurs pouvant choisir un jeu en fonction de la facilité à pouvoir en obtenir les trophées. Finalement c’est le même type de raisonnement qui t’a fait choisir certains jeux en fonction de la difficulté à en obtenir les achievements, pour le côté élitiste de la chose (parce que rare et/ou difficile).
Enfin petit clin d’oeil concernant Nier Automata (à quand l’article ?!!) où l’on peut acheter les trophées dans une boutique in-game, comme un message direct du réalisateur au joueur "si tu viens pour ça tiens t’embêtes pas voilà tes trophées, sinon joue à mon jeu".
Saib # Le 20 juillet 2017 à 15:50
Ah et merci beaucoup pour l’article ! (quand même).
Laurent Braud # Le 21 juillet 2017 à 09:14
On peut regretter de ne pas pouvoir échapper à la compétition. Mais est-ce que ça a jamais été le cas ? Quand je jouais à Diablo ou Jedi Knight, on discutait de nos avancées respectives dans la cour du lycée. Le réseau social n’est que l’automatisation naturelle du processus, un peu plus étoffé.
Merci pour la remarque sur Nier. C’est ... curieux, comme façon de faire.
Cédric Muller # Le 24 juillet 2017 à 10:41
C’est une compétition de surface, qui peut ne pas toucher le joueur dont cette dite compétition n’intéresse pas. Si une connaissance se compare à un non-achievement, alors il n’y a pas vraiment de compétition. Ou alors : déclarons la compétition du plus désinvolte, et la donne est renversée.
Je pense que les achievements sont des outils pour capter l’attention d’un certain type de joueurs. Mais je ne sais pas vraiment de quoi je parle (collection/compétition/obsession/perfection ?).
Quelques achievements notoires :
reçu un mail de Sony pour dire que j’étais un des 134 joueurs a avoir déclenché un succès (je ne me souviens plus lequel haha, c’était sur Angry Birds).
White Knight Chronicles : tout allait bien, jusqu’au calcul du temps nécessaire pour _tous_ les atteindre. 1000 heures environ, et le chemin était garanti rude.
GTA IV : le trophée multiplayer atteint par presque personne (atteindre le niveau max du multi)
Le Pire de Tous™ :
Max Payne 3 : "The shadows rushed me" : battre le jeu en mode New York Minute. Ne pas mourir, ne pas quitter, et ne pas sauvegarder tout en faisant la course pour tuer afin d’obtenir de précieuses secondes au chronomètre (sinon : game over). Ce trophée / achievement / succès était un simple trophée Argent/Silver (Rockstar maitrise tout, jusqu’à l’humiliation du gestionnaire de trophées). D’une manière générale, pour ce jeu, un bon nombre de succès était difficilement atteignable (en tout cas pour moi).
Ceux que je préfère :
Effectivement, les jeux de gestion/tactique/stratégie offrent souvent des succès intéressants, nécessitant de faire appel à une petite réflexion pour atteindre l’objectif défini par le succès.
Ceux que je n’aime pas du tout du tout :
Les succès pouvant être manqués. Je n’ai jamais compris l’intérêt, ni le sens. L’idée de jouer deux fois à un jeu suite à un succès manqué (sachant qu’il faudra souvent aller chercher l’information sur internet) ne me parait être qu’une mauvaise méta-idée.
ps : je parle de succès, trophées, achievements sans distinction aucune (et sans honte).
M.Pingouin # Le 24 août 2017 à 23:22
Le marchand de trophée est caché (pas trop, mais on peut passer à coté sans le voir), mais n’est surtout disponible que sur la route C (ou 3eme run pour faire simple). Et demande pas mal de pognon, pognon qu’on n’a pas si on rushe le jeu pour aller jusqu’à lui (ce qui doit prendre une 15zaine d’heure en ligne droite, sans doute un peu moins en zappant les cinématiques, mais sur un tel jeu, c’est sacrilège). d’autant que détail non négligeable, il ne vend que les trophées optionnels, ceux lié au scénario, il faut les faire à la loyale (soit aller jusqu’à la fin E et battre l’ultime "boss" du jeu)
Ce n’est pas quelque chose de si accessibles que ça en fait, une sorte de pied de nez : tu veux le platine facile, faut quand même faire les routes A et B, et farmer du pognon.
Mr Tea # Le 15 janvier 2018 à 10:23
J’ai découverts votre blog il y a peu et je doit dire que je l’apprécie beaucoup !
Très bon article comme ceux que j’ai pu lire jusqu’à maintenant, apportant un point de vue construit et posant beaucoup de questions intéressantes.
Pour apporter mon petit caillou à l’édifice et en espérant avoir votre avis, il y a (d’après moi) aussi des achievements qui sont la pour influencer, voir éduquer le joueur.
Par exemple dans Factorio, certains achievement Steam récompensent le fait de finir une partie en craftant très peu d’items depuis l’inventaire et donc en automatisant même les besoins les plus basiques basiques.
Avant d’avoir eu connaissance de cet achievement, je ne réfléchissait pas au fait de produire dans mon inventaire une partie de mes besoins et ça ne me posait absolument aucun problème, suite à cet achievement, j’ai compris le rebut que montrent certains joueurs pour cette pratique pourtant légitime puisque j’ai moi même été influencé en ce sens et ne peu plus crafter quelque chose dans mon inventaire sans me trouver incompétent et pas optimisé. Ce qui est moche dans un jeu dont l’objectif est d’être inventif et optimisé.
Je vous rassure, je le vie bien, j’ai juste une impression que cet achievement à lui seul m’a imposé pour le meilleur et pour le pie une façon de jouer.
Cela impliquerait de bonnes choses, comme faire découvrir des aspects d’un jeu auquel le joueur n’aura pas tendance à penser/essayer naturellement, mais également de moins bonnes, comme un lissage des habitudes des joueurs et donc une standardisation des attentes et des systèmes de jeu.
Bref, j’aimerai beaucoup avoir votre avis sur le sujet !
Laurent Braud # Le 19 janvier 2018 à 17:23
Bonne remarque sur Factorio : je me suis posé les mêmes questions à propos du même achievement. Que j’ai fini par écarter : si je m’entraîne pour le saut en longueur, je me fiche de mes performances au javelot. Et à Factorio, je préfère déblayer d’abord les achievements de vitesse ...
Autrement dit, l’achievement dicte effectivement une façon de jouer. Mais ces nouvelles règles ne doivent pas être trop éloignées de notre comportement "naturel". Il faut bien cerner ce compromis, sous peine de se frustrer inutilement.
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