par Shane_Fenton » 28 Déc 2019, 12:43
Cela fait un peu plus de 10 ans (septembre 2009) que je suis prof dans la même école d'ingénieurs. Depuis que je suis là, j'ai toujours connu l'école en équilibre précaire. Elle l'a en fait toujours été, vu qu'elle est privée, mais indépendante (dans le sens où elle n'appartient à aucun groupe). Et son directeur général et cofondateur a tout fait, tout essayé, pour que l'école lui survive après son inévitable départ à la retraite. Son objectif était en fait que l'école devienne publique, ce qui était le meilleur moyen d'assurer sa pérénnité sans qu'il y ait les inconvénients d'un rachat par un grand groupe (du genre, une vague de licenciements économiques). Pour cela, il a multiplié les tentatives de rapprochement avec les écoles voisines (électronique, mécanique, commerce...), qui se sont plus ou moins dérobées parce qu'il n'y avait qu'à nous que ce rapprochement allait vraiment bénéficier.
Finalement, c'est l'Université locale qui a accepté de fusionner avec nous. Mais ça n'a pas été gratuit. Tout d'abord, ils ont imposé le nouveau directeur général, un universitaire qui ne connaissait rien ni à l'école ni à son histoire, et qui était juste là pour que la fusion ait lieu en quarantième vitesse. De ce côté-là, mission accomplie : depuis moins d'un an qu'il est arrivé, le décret a été acté, l'école cesse d'exister à la fin de l'année pour être remplacée par le nouveau "grand établissement" public, et nos contrats de droit privé prendront très bientôt. On nous proposera en janvier-février nos nouveaux contrats de droit public qui seront effectifs à la rentrée prochaine, du moins si on les accepte. C'est le noeud du problème.
En effet, je l'ai dit, l'école a toujours été en équilibre précaire, et pour cette raison, nous, professeurs, avons accepté ou toléré de travailler dans certaines conditions dans l'espoir que ce serait une situation temporaire. Pour commencer, l'école s'est toujours concentrée sur l'enseignement au détriment de la recherche. Pour information, dans le public, un maître de conférences fait 192 heures d'enseignement dans l'année, le reste étant consacré à la recherche. Tandis qu'un professeur agrégé, qui ne fait que de l'enseignement, est à 384 heures d'enseignement à l'année. Or, depuis que j'ai été recruté, la plupart des contrats stipulaient une charge d'enseignement tournant autour de 450 ou 500 heures dans l'année, avec une potentielle décharge de 100 heures pour une activité de recherche. Autant dire que la recherche a été pendant des années au point mort, et que beaucoup d'entre nous ont fait une croix dessus, ou alors ont réussi à effectuer une activité de recherche amoindrie. Nous nous sommes donc concentrés sur l'enseignement, dans des classes toujours plus surchargées (parce que l'afflux d'élèves ne s'accompagnait pas forcément d'une augmentation du nombre de classes... eh oui, ça coûte cher d'ouvrir une classe supplémentaire, du coup, on passait de 25 élèves à 35, 40, parfois 45), sans qu'on soit augmentés pour autant.
Chacun tirait son épingle du jeu comme il pouvait. En ce qui me concerne, j'ai accepté un maximum d'heures sup pour avoir une prime (entre 650 et 700 heures par an). Alors, je ne dis pas ça pour qu'on nous plaigne, et j'ai bien conscience que même si, du point de vue d'un universitaire, on travaille comme des mulets, ce sont toujours des conditions de travail plus enviables que ma belle-soeur qui est hôtesse d'accueil pour un agent immobilier, payée au smic sans aucune possibilité d'augmentation ni d'évolution de carrière (on l'a prévenue dès le départ). C'est juste pour resituer le contexte, suffisamment difficile pour que certains d'entre nous craquent : depuis quelques années on ne compte plus les cas de burn-out ou d'arrêts maladie qui se prolongent ad vitam aeternam. La faute, parfois, à la gestion paternaliste et ultra-centralisée de l'ancien directeur, que j'aime beaucoup, mais qui a parfois fermé les yeux sur certains dysfonctionnements : népotisme, bakchich, manque de communication, énormes disparités de salaire entre plusieurs employés de statut équivalent...
En tout cas, on espérait, une fois arrivés dans le public, que nos conditions s'améliorerait et que les efforts qu'on a acceptés temporairement seraient récompensés... par une fin de cette situation temporaire et par un retour à la "normale" : une charge d'enseignement raisonnable qui nous permettrait de faire de la recherche, des classes moins surchargées, et plus d'obligation de poser de congés ou de télétravail. Exactement comme nos collègues du public, puisqu'on va avoir leur statut de "contractuel non titulaire". Des CDI publics, quoi.
Or il n'en a rien été. La nouvelle direction nous a annoncé qu'on garderait nos conditions actuelles : le même nombre d'heures d'enseignement, une obligation de poser nos congés comme avant, et aucune garantie que les congés payés qu'on a accumulés jusque-là nous seraient restitués (en fait, ils ne savent pas quoi en faire, parce que dans la précipitation, ils n'ont pas anticipé que les règles dans le public ne seraient pas les mêmes). Les seules concessions étant une possible décharge plus importante (moyennant un certain nombre d'étapes avant que ce soit validé) ainsi qu'une légère augmentation de salaire... rendue possible par la disparition de notre mutuelle. Et tout ça annoncé avec un langage managérial infantilisant et... quelque peu bizarre ("il y a l'amour, et il y a des preuves d'amour, et on va vous en fournir", "ce n'est pas une fusion, c'est un mariage", "attention, c'est un mariage, pas un viol"...).
Devant l'attitude pour le moins décevante de la direction, qui donne l'impression de nous traiter comme des sous-profs, voire comme des larbins, nous avons décidé de nous mettre en grève peu avat les vacances. Pour la première fois de l'histoire de l'école, et pour la première fois dans notre vie pour la grande majorité d'entre nous. Réaction de la direction : "mais c'est formidable !". J'imagine, en étant un peu indulgent, que notre directeur général actuel se félicitait que les profs soient d'accord sur quelque chose et fassent entendre leur voix. Mais c'est quand même... étrange qu'un directeur ou manager trouve formidable le fait que la quasi-totalité de son personnel se mette en grève par mécontentement contre sa gestion. Et ça a été pris comme une marque de mépris total. Du coup, on a décidé de poursuivre la grève à la rentrée, de ne pas envoyer nos notes à la scolarité pour bloquer les conseils de classe, et de refuser les contrats qui nous seraient proposés tant que la direction ne ferait pas de concessions.
Problème : de mon côté, je n'ai absolument plus les moyens financiers de suivre cette grève, ne serait-ce qu'une demi-heure. Et je n'ai pas non plus les moyens de refuser le CDI qu'ils vont me proposer (j'explore les possibles portes de sortie, mais pour l'instant elles sont rares). Bref, c'est un peu la merde. Je n'ai pas envie d'être un jaune, je n'ai pas envie de trahir des camarades qui m'ont accueilli si gentiment il y a une dizaine d'années. Mais je ne peux plus tenir. Et la situation actuelle me rend triste. Cette école a été pendant longtemps mon second chez-moi, surtout tant que je n'étais pas en couple et que je vivais seul. J'y ai trouvé mon équilibre, bien plus que nombre de mes collègues, d'ailleurs (et au prix d'un renoncement à certaines ambitions, également). Bref, je suis triste, et même si j'essaie de garder mon optimisme, il y a des moments où je me mets à douter de l'avenir.